Offre de bourse de thèse en histoire contemporaine (Financement I-Site Lille)

Appel à projets
- Directeur de recherche : Béatrice Touchelay (Université de Lille, IRHiS UMR CNRS 8529) est spécialiste de l’histoire économique et coordinatrice de plusieurs recherches sur l’économie et la société de la Région Nord. - Co-directeur : Nicolas Verschueren (Université Libre de Bruxelles) est spécialiste d’histoire sociale, de l’histoire des mouvements sociaux et politiques, des conflits et des tensions environnementales. 

Les études historiques concernant l’économie et l’industrialisation du Nord sont extrêmementriches, cette thématique est centrale pour les historiens de l’économie qui se sont succédés à l’Université de Lille, parmi lesquels Gérard Gayot (Matthieu de Oliveira et alii., 2018) pour la période moderne, Jean-Pierre Hirsch ou Jean-François Eck, en particulier avec leprojet ANR EMERENO de 2008 à 2011 qui a nourri d’autres dynamiques (Jean-Francois Eck, 2012),pour la période contemporaine. Un colloque organisé au Louvre Lens en 2013 (Sylvie Aprile et alii., 2015) consacré à larésilience des bassins industriels et les recherches de Judith Rainhorn (Rainhorn, 2019) sur les maladies professionnelles montrent tout l’intérêt d’éclairer le comportement des acteurs de l’industrialisation et de la désindustrialisation de cette région. Les réactions des populations, des ouvriers, des agriculteurs, des commerçants, des employés et des patrons, mais aussi celles des responsables politiques locaux et régionaux aux transformations industrielles restent à examiner et cette thèse va s’y employer. Elle se concentre sur les refus, les rejets, les tensions, les conflits, puis sur les négociations et les compromis suscités par l’implantation et par l’activité des usines puis par leur disparition progressive. Active ou disparue, l’usine influence directement ou indirectement le quotidien des populations limitrophes. Le montant et la nature de leur patrimoine local, de leurs revenus, mais aussi la qualité de leur environnement et leur condition physique en dépend. Les réactions des populations au processus d’industrialisation et de désindustrialisation n’ont pas encore fait l’objet d’une étude historique à l’échelle de cinq bassins industriels (le Dunkerquois, le Valenciennois, le Hainaut Cambrésis et le Douaisis pour la France, et le Borinage pour la Belgique) entre la fin de la Première Guerre mondiale et les années 1980, qui marquent l’échec des tentatives de maintien des charbonnages. En s’attaquant à ce sujet, cette thèse cherche à construire une histoire populaire de la croissance économique dans le Nord, à remettre les acteurs et les compromis qu’ils parviennent à imposer au coeur du processus de l’industrialisation et de la désindustrialisation. Elle retient en particulier ceux qui sont éloignés des centres de la décision économique et politique.

Le projet de thèse 

- Problématique

Les territoires du nord de la France comme ceux de la Belgique wallonne ont connu une industrialisation rapide à partir du 19esiècle. Le mouvement s’est encore accéléré au 20esiècle, particulièrement après la Première Guerre mondiale et la reconstruction. Les tensions suscitées par l’emprise croissante de l’industrie dans ces bassins industriels (Leboutte, 1997) accompagnent leur expansion. Elles concernent les surfaces occupées (tensions sur l’appropriation du sol, entre agriculteurs/municipalités et industriels, conflits de voisinage), les ressources disponibles (tensions sur l’eau potable), l’insécurité et les risques de catastrophes (Leroux, 2011) liés à la présence des industries (affaissements de terrains) ou bien les pollutions industrielles (Massard-Guilbaud, 2010) et leurs effets sur les conditions de vie, sur la santé publique et sur les rendements agricoles. La plupart des nuisances induites par l’industrialisation sont durables. Alors que la disparition des activités industrielles traditionnelles prive d’emploi et de ressource des centaines de familles, les méfaits de l’industrialisation ne disparaissent pas. Les terrils ou le plomb sont enkystés dans le paysage. La désindustrialisation (diminution des emplois industriels) est perceptible dès les années 1950 pour le Borinage (Morelli, 2018), puis elle se généralise avec la fermeture programmée des mines de charbon, avec la disparition progressive du textile et de l’industrie lourde. La forte croissance industrielle antérieure a durablement dégradé ces territoires et la santé de leurs habitants qui cumulent désormais pauvreté, chômage et pollutions. Les plus aisés, les anciens patrons mais aussi une partie des cadres, des techniciens, des membres de professions libérales ont déserté ces territoires, sauf ceux qui conservent quelques capacités d’attraction, des institutions culturelles et/ou des services publics. Ailleurs, les populations se réduisent à ceux que la désindustrialisation marginalise et appauvrit et qui disposent de peu de moyens pour réagir. La déprise de l’industrie (Raggi, 2019) créée aussi de nouveaux problèmes : les friches industrielles font chuter le prix du foncier, leur dépollution est couteuse et la plupart sont laissées en jachère ; la disparition d’industries « paternalistes » oblige également à transférer aux municipalités ou bien à la Région ou encore à l’État la prise en charge de nombreuses infrastructures (habitations, lieux de sociabilité) comme la médecine du travail, ce qui accentue les difficultés. Le ressenti des populations ne peut plus s’exprimer auprès des interlocuteurs traditionnels depuis le départ des usines. Les tensions et les conflits changent de nature. Ils expriment le désarroi et le sentiment d’abandon de ceux qui se sentent laissés pour compte. Pendant la période de l’industrialisation, les réactions aux fermetures d’usines sont parfois violentes, mais, même s’il y a débordement, elles restent encadrées par des institutions liées au travail et à l’usine (droit du travail, droit de propriété, syndicats). Le collectif disparaît en même temps que l’usine et si l’activité économique ne repart pas, si le chômage sévit, les tensions prennent d’autres formes. Les résistances liées aux fermetures, la résilience liée aux restructurations peuvent se transformer en résignation, en repli sur soi, et générer des comportements addictifs, voire des refus de soin et des suicides. La recherche projetée consiste à inventorier puis à analyser les réactions des populations dans cinq territoires profondément marqués par l’industrialisation et par la désindustrialisation. La période retenue commence à la fin de la Grande guerre et se prolonge jusqu’aux années 1980 lorsque s’éteignent les derniers espoirs de limiter la désindustrialisation du nord de la France. En s’arrêtant à ces territoires, en sélectionnant les conflits les plus révélateurs et en produisant une cartographie qui croise l’implantation des usines (les points de friction) actives ou en friche, les conflits (procès, boycott, articles de presse…) et leurs résultats, il sera possible d’approfondir la connaissance de chaque territoire – celle de sa cohésion sociale -, mais aussi de préciser dans quelle mesure l’industrie a été un moteur de développement durable, ou au contraire une source d’appauvrissement. Il sera aussi possible de comparer les réactions des autorités politiques et économiques face aux revendications des populations. La prise en compte du borinage ouvre à une comparaison trans-frontalière.

- Bref état de l'art

L’histoire de l’industrialisation du Nord (Dormard, 2001) est connue, celle de la désindustrialisation l’est beaucoup moins (Raggi, 2016), celle des provinces françaises du Nord (Bussière et alii., 2016) ou des différentes villes-centres des territoires étudiés (Hardy-Hémery, 1984), mais aussi celle des pollutions industrielles et de l’impact de deux siècles d’exploitation du charbon dans le Nord Pas-de-Calais et le borinage (Troch, 2018) ont été écrites. Les familles des patrons du Nord ont fait et font l’objet d’études précises (Mastin, 2010). Il reste à mettre les populations ouvrières au centre de ces histoires en s’inspirant de la démarche de l’histoire populaire (Zancarini-Fournel, 2016 ; Noiriel, 2018). Cette recherche contribue au renouveau historiographique sur les processus de désindustrialisation. Au sein du Réseau des européens des historiens de l’histoire du travail existe un groupe de chercheurs autour de Ruben Vega qui analysent sous les angles sociaux et culturels les processus de désindustrialisation. Outre-Atlantique, Steven High et Jefferson Cowie ont fait œuvre de pionniers dans leur approche sociale et culturelle de ce processus pour les États-Unis et le Canada. De leur côté, Fanny Gallot et Jackie Clarke construisent un réseau d’historiens et de sociologues spécialisés sur une dimension « genrée » de désindustrialisation. Si les approches culturelles commencent à être bien balisées, l’histoire sociale de ce processus doit encore être écrite. Pour le dire autrement, il conviendrait d’analyser comment des populations dont l’histoire s’est bâtie sur l’industrialisation ont vécu ces mutations économiques induisant la disparition de la centralité ouvrière (Vigna 2016) et la fin d’un monde ouvrier (Fontaine 2013). Une (trop) brève bibliographie (cf. Supra) complète ces références.

- Méthode envisagée

La recherche s’appuie sur l’examen de la documentation disponible et des archives publiques (municipales, départementales, archives de la CECA, mais aussi INA Lille) et sur des fonds privés (archives d’entreprises et de syndicats conservées aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix ou archives syndicales du Centre d’animation et de recherches en histoire ouvrière et populaire pour la Belgique, par exemple). Une attention particulière sera portée à la documentation économique (nature des activités), démographique et statistique (densité de population) et fiscale (cadastre et prix du foncier) pour cartographier l’évolution de l’emprise – puis de la déprise - de l’industrie dans les territoires retenus. Des cartes seront établies pour chaque décennie en commençant en 1910 et pour chaque territoire. Une première carte présentera les implantations industrielles puis leur stigmates (friches ou terrils). Une autre pointera les conflits et les tensions recensés dans les archives selon leur nature (individuels ou collectifs), leurs motifs (pollution, fermeture du site) et leurs issues (règlement à l’amiable, indemnités). La comparaison entre l’implantation des usines les plus polluantes et celle des conflits permettra de pointer les zones dans lesquelles les populations tolèrent sans réagir et de chercher à expliquer cette attitude. L’analyse des cartes servira à : 1) évaluer la conflictualité de chaque territoire en distinguant les formes d’expression de ces tensions (création d’associations, pétitions, procès); 2) relier cette conflictualité avec la présence ou avec la disparition des usines; 3) comparer les effets des conflits entre les territoires et les réactions des industriels, des milieux économiques (chambres de commerce, agriculteurs) et des autorités politiques locales, régionales, voire nationales qu’ils suscitent (expertise, réglementation et législation) ; 4) préciser dans quelle mesure l’industrie d’hier ou d’aujourd’hui génère des conflits – et au delà, analyser les vertus intégratrice ou au contraire les capacités d’exclusion des économies industrielles. La comparaison des législations belges et françaises, celle de la réception des plaintes des habitants, celle des réactions des autorités économiques (directions d’usines) et politiques, mais aussi les modes d’expressions de ces plaintes seront examinées en retenant les cas qui ont mobilisé le plus de participants. Il conviendra de savoir si l’on retrouve ce que Kevin Troch a montré dans sa thèse : la plus grande combattivité des populations et la plus grande réactivité des autorités municipales belges à l’égard des conflits suscités par l’exploitation charbonnière. L’intégration au Réseau de Recherches en Histoire Environnementale (RUCHE) permettra de discuter nos hypothèses et de diffuser nos travaux.

Échéancier

Première année et seconde année

a. inventaire des sources et de la documentation disponibles pour les cinq territoires retenus ; b. description fine des étapes de l’industrialisation dans chacun des territoires en recensant et en cartographiant les principales usines existantes en 1918 (on ne retiendra que les usines qui ont pu susciter des plaintes à cause de leur situation – en zone densément peuplée, par exemple – ou bien qui sont polluantes, …) en ajoutant les nouvelles implantations puis les suppressions jusqu’aux années 1980 ; c. constitution d’un échantillon de personnes à interroger : préfets, membres d’associations, syndicalistes… et entretiens ; d. recension et cartographie des tensions, plaintes, procès, expertises suscitées par la population résidante

Troisième année

a. rédaction d’un article présentant un des cas examinés ; b. présentation de conflits au cours de conférences organisées dans les territoires retenus ; c. rédaction de la thèse

 

- Caractère novateur du travail projeté

La thèse innove pour au moins cinq raisons : 1) Son sujet n’a pas encore fait l’objet de recherche historique régionale, et encore moins à l’échelle transfrontalière : l’inventaire analytique et comparatif des plaintes suscitées par l’emprise et par la déprise de l’industrie est à dresser ; 2) La méthode employée: l’analyse de la façon dont se manifestent et dont se règlent ces tensions (résilience, compromis) ou la façon dont ils ne se règlent pas (résignation, révolte, déviance voire anomie), leur cartographie et leur comparaison entre cinq territoires sont inédits ; 3) Les permanences entre l’industrialisation et la désindustrialisation, perçues à travers les réactions des populations, n’ont pas encore retenue l’attention des historiens ; 4) Autre originalité, la volonté de dégager des constantes, de trouver des explications de la conflictualité malgré la disparité des bassins industriels considérés, ouvre des perspectives comparatives d’une grande richesse pour analyser le rôle des acteurs locaux dans le développement économique, croisant des bassins dynamiques en pleine restructuration et d’autres en pleine crise ; 5) Tout en mobilisant des sources diversifiées et en suivant la méthode historique la plus classique, l’étude passe par des enquêtes de terrain, par des entretiens auprès d’acteurs du monde associatif ou d’institutions de défense de l’environnement (ADEME), de responsables économiques et politiques régionaux, transfrontaliers (interreg.), ce qui fait de cette thèse une mise en pratique des méthodes et des ambitions de la sociohistoire souvent vantées, mais rarement appliquées ; 6) L’approche transfrontalière permettra d’interroger le rôle de la frontière politique et des réglementations nationales dans les relations entre population et industries ; 7) Enfin, l’étude des S3Pi (Secrétariat permanent pour la Prévention des pollutions et des risques industriels) organismes publics d’étude et de concertation créées par l’État français dans les années 1970 et implantés dans le Nord Pas-de-Calais depuis 1980, qui va être menée est également inédite dans le Nord.

- Ébauche de bibliographie 

Aprile Sylvie, de Oliveira Matthieu, Touchelay Béatrice (ed.), Les Houillères entre l'État, le marché et la société. Les territoires de la résilience (XVIIIe- XXIesiècles), Villeneuve d’Ascq, PUS, 2015. 

Bussière Eric et alii, Histoire des provinces françaises du Nord 1914-2014, Presses de l’Université d’Artois, 2016.

De Oliveira Matthieu, Maitte Corine, Terrier Didier (ed.), Manufacture, territoires et sociétés en révolution (mi-XVIIIe - mi-XIXe siècle), Presses universitaires de Valenciennes, 2018.

Dormard Serge, L'économie du Nord-Pas-de-Calais : Histoire et bilan d'un demi-siècle de transformations, Presses Univ. Septentrion, 2001.

Eck Jean-François, « Entreprise et espace: le cas de l'Europe du Nord-Ouest du milieu du XIXe à la fin du XIXe s. »,HES, 2012/3, p.31-50.

Eck Jean-François et Chelini Michel-Pierre,PME et grandes entreprises en Europe du Nord-Ouest XIXe-XXe siècle activités, stratégies, performances, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012.

Eck Jean-François, Friedemann Peter et Lauschke Karl (dir.), La reconversion des bassins charbonniers : une comparaison interrégionale entre la Ruhr et le Nord-Pas-de-Calais, Lille, Revue du Nord, 2006.

Grevet Jean-François, « Entreprises automobiles et conversion des vieux bassins industriels en Europe du Nord-Ouest : le cas du Nord Pas de Calais (1968-1978) », dans Jean-François Eck et Michel-Pierre Chelini,PME et grandes entreprises en Europe du Nord-Ouest XIXe-XXe siècle activités, stratégies, performances, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 79-97.

Hardy-Hémery Odette, De la croissance à la désindustrialisation : un siècle dans le Valenciennois, Paris, Presse de la Fondation nationale des sciences politique, 1984.

Le Roux Thomas, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011.

Leboutte René, Vie et mort des bassins industriels en Europe (1750-2000), Paris, L’Harmattan, 1997.

Massard-Guilbaud Geneviève, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010. 

Mastin Jean-Luc,« Concentration dans l’industrie minière et construction de l’espace régional : le cas du Nord-Pas-de-Calais de 1850 à 1914 », in J.F. Eck (dir), Entreprises et espace en Europe du Nord-Ouest, du milieu du XVIIIe à la fin du XXe siècle,Revue du Nord, tome 92, n° 387, octobre-décembre 2010, p.793-812.

Morelli Anne et Verschueren Nicolas (dir.), Retour sur Marcinelle, Bruxelles, Couleur Livres, 2018.

Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France de la guerre de Cent ans à nos jours, Paris, Agone, 2018.

Raggi Pascal, La Désindustrialisation de la Lorraine du fer, Paris,Garnier, 2019.

Rainhorn Judith, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal,Paris, Presses de Sciences Po, 2019.

Troch Kevin, « Analyse de l’impact environnemental de l’exploitation des bassins charbonniers du Nord Pas-de-Calais et de la Belgique, milieu du XVIIIesiècle-années 1970-1990 », thèse de doctorat d’histoire contemporaine, Université de Namur et de Lille, 2018.

Zancarini-Fournel Florence, Des luttes et des rêves. Une histoire populaire de la France, Paris, la Découverte, 2016.

Candidature à envoyer avant le 10 septembre 2019 avec un CV (mention TB en master recommandée) et une lettre de motivation à beatrice.touchelay[chez]univ-lille[point].f et à niversch[chez]ulb.ac[point].be


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